LE TEMPS: Luis Martinez, directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po à Paris, est l’un des spécialistes les plus respectés de la Libye. Il porte un regard acéré sur la crise qui oppose Berne à Tripoli. Il a publié The Libyan Paradox*.
Le Temps: Comment appréciez-vous la manière dont les autorités suisses ont géré cette crise avec la Libye?
Luis Martinez: En observateur extérieur, j’avais été étonné, dans l’affaire de l’arrestation d’Hannibal Kadhafi et de sa femme, par la volonté d’être aussi formel vis-à-vis de l’enfant d’un chef d’Etat comme le colonel Kadhafi dans le contexte actuel de la Libye. Le même événement ne m’aurait absolument pas choqué il y a dix ans à Genève, Oslo ou Madrid. La Libye aurait rappelé Hannibal et aurait dit: «Ce n’est pas le moment de faire des bêtises, on a assez de problèmes avec le Conseil de sécurité.»
Mais avec la Libye d’aujourd’hui, qui depuis 2003 revient sur la scène et affiche clairement ses prétentions, j’ai trouvé que cette arrestation avait un côté peut-être courageux mais aussi très risqué. Même s’il est tout à fait respectable de venir en aide à deux employés maltraités, dans le contexte actuel, les autorités ont manqué de tact et surtout de débriefing: la Libye d’aujourd’hui n’est pas la Libye d’avant.
– Mais comment comprendre que la Libye se soit sentie à ce point humiliée?
– Ce point est très important. Ce petit monde des enfants de pétro-Etats autoritaires est un peu comme celui des acteurs de Hollywood. Tout le monde se connaît, on fréquente les mêmes villes, les mêmes palaces. Les Libyens font leur retour dans ces endroits depuis 2003, et vis-à-vis des autres grandes familles, il est vraiment gênant d’apparaître comme ceux que l’on maltraite, au même titre que des Soudanais ou des Syriens. Deux employés marocains arrivent à faire arrêter le fils de Kadhafi: dans ce petit monde-là, cela veut dire que Kadhafi ne vaut rien. La réaction libyenne est proportionnelle à son humiliation. Il s’agit de faire comprendre que cela coûte très cher d’agir ainsi avec un enfant Kadhafi. >>> Angélique Mounier-Kuhn | Samedi 05 Septembre 2009
*The Libyan Paradox (Columbia/Hurst) (Hardcover) >>>