LE MONDE: En un mois de soulèvement, le peuple tunisien a obtenu la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali. S'agit-il d'une révolution ?
Nous sommes en ce moment même dans une phase charnière du soulèvement tunisien. De simple révolte, ce mouvement est en train de devenir une révolution.
Une révolte est un acte spontané, qui naît d'une indignation, d'un ras-le-bol, d'un accès de désespoir. Elle est généralement anarchique, sans chef, sans mot d'ordre, et limitée localement. Autant de caractéristiques qui correspondent parfaitement au cas tunisien, au moins dans ses débuts.
La révolution, elle, prône un changement radical d'hommes, d'institutions, de façon de penser. Pour prendre l'exemple de la Révolution française, le soulèvement était prévisible et ses objectifs connus : égalité, à travers l'abolition des privilèges, suppression des droits féodaux qui pesaient sur les paysans, fin de la monarchie absolue. Le modèle tunisien ne correspond pas à ce schéma, puisqu'il a débuté et perduré sans leader ni assise idéologique.
Mais il suit une trajectoire parallèle à celle de la Révolution française qui rend les deux événements assez comparables. La Révolution est elle aussi passée par une phase d'émeutes avant de pénétrer les esprits d'une part plus importante de la population, comme le 14 juillet 1789 ou le 10 août 1792. Des émeutes de la faim et du chômage, comme en Tunisie.
Une révolte peut donc engendrer une révolution. Pour cela, il faut que les exaspérations de départ trouvent un écho avec des aspirations plus profondes concernant l'ensemble du pays, et non plus un territoire limité. C'est ce qui s'est passé à l'été 1789, quand les paysans français, sans bien comprendre ce qui se passait à Paris, se sont armés et ont pris d'assaut les châteaux des nobles. C'est aussi ce qui s'est passé en Tunisie, ou la révolte a commencé à Sidi Bouzid, loin de la capitale, avant d'essaimer dans tout le pays.
C'est d'ailleurs bien cette distinction entre révolte et révolution qui explique les atermoiements des dirigeants français. Jusqu'à la mi-janvier, on pensait encore avoir affaire à de simples émeutes de la faim, à une révolte limitée. Or, il est facile de mettre fin à une révolte : soit le pouvoir réprime, soit il répond favorablement aux revendications. Arrêter une révolution, c'est une tout autre affaire... >>> LeMonde.fr | Mardi 18 Janvier 2011